
Rêve
Légendes
Vous êtes la première personne qui rêve. Dans le rêve, vous modelez du sable grossier de vos mains. Vous en soulevez une poignée, et il vous semble que vous déplacez des montagnes. Vous passez vos doigts dans la poussière afin de former des lignes sinueuses et entendez le grondement de l'eau qui court. Vous respirez et sentez la vitesse de l'air pur et vif dans vos cheveux. Soudain, vous êtes haut, très haut dans les airs. Bien plus haut que vous ne l'avez jamais été. Vous avez été sur le plus haut des gratte-ciels d'Éleuthéria, mais ce n'est rien comparé à l'endroit où vous vous trouvez. Et vous observez le monde avec une bien plus grande clarté. C'est un monde vert merveilleux, bien plus vert que tout ce que vous avez pu voir. Cela ressemble à la maison. --- Je suis la première personne qui rêve. Les rêves peuvent survenir à tout moment. Un voile se déploie devant mes yeux et je vois d'étranges images mouvantes. Je suis quelqu'un d'autre ou bien moi-même, d'une façon réinventée. Impossible à dire. Dans les rêves, je façonne des planètes de mes propres mains. Au début, j'ai cru devenir folle. Les cliniciens de BrayWell appelaient cela une « psychose d'inadaptation à la délocalisation interplanétaire ». Une appellation fourre-tout pour les troubles mentaux qu'ils n'arrivent pas à expliquer. D'autres personnes, cherchant une certitude, appelaient cela une « prophétie ». En ce qui me concerne, je ne peux offrir qu'un lien distendu et enchevêtré que je démêle avec soin quand je rêve. || Je suis attiré par une étoile lumineuse et attentive. Je lui parle par le biais du mouvement, des sentiments. Elle comprend de façon implicite. || Désormais, je fais face à une foule. Leurs murmures sont le grondement sourd des plaques tectoniques mouvantes. Un écran derrière moi repasse en boucle une séquence floue du Voyageur terraformant Vénus. Les images émettent une lumière pâle. Nous avons observé ces images de nombreuses fois. || Je plane dans les espaces comme si je nageais, tiré dans neuf directions par neuf impulsions. || Face à la foule, je chancèle un peu, tel un bosquet se courbant face au vent du rêve. Je ne peux l'empêcher. Je passe beaucoup de temps à rêver. || Un murmure provient des profondeurs noires, aussi attirant qu'effrayant, un rappel abject et doux-amer des choses abandonnées. || Un grésillement parasitaire sur l'écran derrière moi me ramène sur Terre, replantant mes pieds dans le sol. Ces gens sont venus me trouver pour des conseils. Je me penche et parle à la foule. Quatre doctrines, douloureuses et véridiques : Le Voyageur est une force bienveillante. Le Voyageur est un être sensible doté de libre arbitre, et abritant rêves, espoirs et craintes. Le Voyageur nous sauvera. Le Voyageur nous quittera.

Sectionnement
Légendes
Vous le sentez avant que cela n'arrive. Cela s'est déjà produit. Vous sentez au plus profond de votre être que cette chose vous a traqué par-delà les galaxies, comme un effroi inébranlable. Elle s'évertue à causer la ruine. Elle causera la vôtre. Elle causera la nôtre à tous. D'abord la suffocation, puis la douleur. Celle-ci n'est pas restreinte à une partie particulière de votre être, mais vous englobe en entier, et même au-delà de vous. Vous voulez fuir, mais vous êtes attiré dans toutes les directions par des forces égales et opposées qui vous maintiennent parfaitement immobile. Cette fois-ci, vous n'y échapperez pas. Vous perdez tout ce que vous étiez. Vous répandez de l'argent dans l'air, comme si l'air était de l'eau, et vous observez votre sang argenté s'éloigner en flottant de votre corps. Vide. Entièrement vide. --- Je suis le Guide qui a été témoin de la fin du monde. À travers tout ça, je suis submergé par des torrents d'images fixes et tranchantes, qui défilent parfois à un rythme si soutenu que je ne peux ni entendre ni voir. Le Voyageur bredouille, m'indiquant tout et rien à la fois, par le biais de cauchemars éveillés rapides et stéréoscopiques. Je suis à la fois moi-même et quelqu'un d'autre. Et je || suis coincé dans une toile de soie d'araignée noire, gelé dans un silence spatial abrutissant || n'ai pas de réponse. La chute n'est pas rapide. Elle prend des semaines et des mois : des désastres cataclysmiques, naturels et contre nature, aplatissant les colonies humaines de toutes les planètes || que j'ai créées, façonnées, mon travail, aplati ||. Des tremblements de terre. Des raz-de-marée. Des éruptions solaires. Des cyclones, des dolines, des lacs explosifs, des incendies. Des épidémies inconnues et incurables qui déciment des populations en quelques heures. L'eau qui devient noire, assaillie par des poisons inconnus || que l'on plonge de force dans ma gorge ||. Le sol qui s'ouvre et avale des villes entières || et je suis incroyablement malade ||. Cela s'est déjà produit. J'ai vu dans mes rêves des cités s'effondrer, des villes extraterrestres déchirées par un vent si violent qu'il aplatissait le monde entier || et ce n'est pas ma faute ||. Mais c'est différent cette fois. Le Voyageur ne nous a pas abandonnés. Des événements nouveaux || malheureusement oubliés qu'à demi, ces sœurs mensongères || sont là. Je || ne veux pas vous abandonner || regarde les flux vidéo crépitants des gens qui tentent de fuir vers des planètes extérieures. Des vaisseaux d'exode brûlent || comme je brûlerai || avec des centaines de milliers d'âmes à leur bord. Nous formons des groupes || piégé, boqué, condamné || apeurés et agglutinés dans des avant-postes de secours, espérant contre toute espérance. J'ai essayé de participer aux opérations de secours, mais mes pensées || fuis || sont de plus en plus éparpillées. Je ne peux pas || fuis || séparer mon esprit || fuis || de celui || fuis fuis FUIS FUIS || du Voyageur. Et soudain, le silence. Et c'est ce silence qui me brise.

Éveil
Légendes
Je suis le premier Guide qui voit un Spectre. Notre façon de voir les choses, après la Chute, c'est que le Voyageur s'est scindé en un millier de petits morceaux et les a envoyés dans le monde. Ces petits morceaux sont attirés vers moi, et mes semblables, comme des papillons de nuit vers la lumière. La première fois que je les ai vus, j'ai pensé qu'il s'agissait de drones de surveillance. Mais vus de près, ils ne ressemblaient en rien à notre ancienne technologie, du moins pas vraiment. Leur façon de se déplacer semble logique et naturelle. Ils tournent dans leurs coques comme s'ils gonflaient leurs plumes, et leurs lumières frontales clignent tels des yeux. « Nous sommes des Spectres », m'a dit un jour l'un d'eux qui survolait mon épaule alors que je m'occupais d'un feu de cuisson. « Pourquoi ? » lui demandais-je gentiment, comme toujours. Ils sont tous différents, ces Spectres. Bon nombre d'entre eux sont semblables à des enfants, curieux et amicaux. Certains sont las du monde dès leur naissance. Le Spectre fit tourner ses pétales métalliques, en pleine réflexion. « Parce que nous cherchons quelque chose, je suppose. » Cette réponse me convenait. Je cherchais quelque chose moi aussi. Je laisse les petits Spectres me suivre. Nous parlons du Voyageur avant la Chute. Ils aiment m'entendre parler de ça, et j'aime m'en souvenir. Au plus profond d'eux, ils s'en souviennent aussi. Je crois. Ils se souviennent d'un temps où ils ne formaient tous qu'un seul morceau. Mais ils aiment quand même me demander ce que m'a dit le Voyageur. Et je me remémore tous les rêves dont je me souviens encore. Je n'ai pas rêvé depuis la Chute, et ceci, c'est presque comme rêver à nouveau. Aujourd'hui, au crépuscule, l'un des Spectres timides et silencieux qui reste à mes côtés m'a demandé si je voulais bien la suivre dans la vallée. Je devrais dire non, mais elle semble déborder d'espoir. Et je suis curieux. Nous voyageons pendant des heures. Le sol ici recouvre non pas seulement la Chute, mais également le temps d'avant. Les ressources pour notre colonie sont rares, mais la nature reprend ses droits, et elle est cruelle à présent. Elle a été affamée et désorientée pendant des décennies, bousculée hors de son ordre naturel, et nous en payons aujourd'hui le prix. Des loups volent notre bétail, des ours galeux errent dans nos camps la nuit, donnant de grands coups de patte sur nos portes. La couche de terre contenant du poison est si épaisse que les cultures n'y poussent pas. Nous nous protégeons du mieux que nous pouvons de ce monde en rémission, et nous ne sortons que rarement la nuit. Mais je suis attiré par une curiosité qui me dépasse. Le Spectre m'amène vers une grange au toit affaissé. Elle me demande d'attendre hors de vue, parce que je « risquerais de l'effrayer ». Je ne comprends pas très bien ce qu'elle veut dire. Je m'accroupis et observe alors qu'elle survole la dépouille vieille de plusieurs années d'une personne, tout juste reconnaissable à sa forme d'être humain. Le Spectre flotte nerveusement au-dessus du corps, puis l'analyse de sa lumière pâle. Devant mes yeux, de la chair vient étoffer ces vieux os et des guenilles se recousent. La personne, une femme, halète et s'assied. Je n'arrive pas à y croire. Le Spectre volète près de sa nouvelle partenaire et lui parle à voix basse, sur un ton rassurant. Je n'entends rien. Je suis tour à tour émerveillé, jaloux puis honteux.

Manque
Légendes
Je suis la première Guide à être faite prisonnière. La plus grande surprise n'est pas la capture, c'est d'être capturée par un Rebut. Lorsqu'il me traîne, pieds et poings liés dans une cave humide à des lieues de ma colonie, je m'aperçois qu'ils sont trois. Je scrute alentour pour tenter de découvrir un Kall ou un Prêtre, quelqu'un aux commandes, mais non. Nous sommes seuls. Il n'y a pas non plus de Pique ou de réservoir d'éther, pas de bannière ou de Serviteur. Je suis assise sur un rocher et j'observe mes ravisseurs, plus perplexe qu'effrayée. La honte d'avoir été capturée par une créature si petite et si jeune d'apparence, alors que nous avons réussi à défendre notre colonie contre leurs immenses Capitaines, vous donne une petite leçon d'humilité. Le Rebut qui m'a attrapée joue avec un masque. L'un de ses compagnons l'observe, tandis que l'autre pointe sans conviction une lance cryo-électrique vers moi. Ils semblent hésitants. Nerveux. Ils n'étaient sans doute pas censés faire ce qu'ils ont fait. J'attends patiemment que le Rebut attache le masque sur son visage. « Toi », dit-il d'une voix crépitante et déformée. Je suis déconcertée. Ils ont réussi à fabriquer un traducteur. « Tu es la bouche de la grande machine. » Des négociations ont été tentées depuis l'arrivée des Déchus sur notre Terre. Elles n'ont jamais abouti et se sont pratiquement toujours révélées fatales, mais elles se sont déroulées. C'est pourquoi je sais que certains membres de la Relève connaissent leur langue inconnue et que certains Déchus de haut rang connaissent la nôtre. Les Rebuts par contre, c'est une surprise. Quant à… la « bouche de la grande machine »… Hmm. « Je l'étais », dis-je prudemment. Le Rebut plisse chacun de ses quatre yeux alors que sa technologie traduit mes mots. S'il comprend la distinction entre « Je le suis » et « Je l'étais », il ne le montre pas. Au lieu de cela, il hoche la tête. « Tu nous diras les mots de la grande machine. » Cela ne ressemble pas à un ordre. Je me demande si, avec une meilleure technologie, il aurait ajouté « s'il te plaît ». Je ne dis rien. Si je leur révèle ce que je ne peux pas faire, ce que je ne sais pas, ils me tueront sans doute. Les deux autres Rebuts se rassemblent autour de leur compagnon, l'observant avec impatience. Ils me regardent de temps en temps. Celle qui tient la lance a relâché sa prise et la pointe est dirigée vers le sol. Les Déchus ont des visages étonnamment expressifs. Ce que j'observe chez eux n'est pas de l'agressivité ou de la haine, mais une attente craintive. Le Rebut portant le masque hoche à nouveau la tête, nullement découragé par mon silence. Cette fois, lorsqu'il parle, je peux entendre son espoir, même à travers le masque : « Pourquoi la grande machine nous a-t-elle abandonnés ? » Je le fixe. Toute la peur que j'avais pu ressentir s'est évanouie. Au lieu de cela, je ressens une douleur, partiellement oubliée dans le tumulte de la survie, et un profond lien envers ces ennemis qui nous ont poursuivis. Ma voix est très basse lorsque je prends enfin la parole. « Je ne sais pas. » Les deux autres Rebuts observent leur ami, dans l'attente d'une réponse. Son visage se déforme sous l'effet de la confusion, puis de la déception. Il y a également de la colère, mais elle est masquée par quelque chose d'autre. Un chagrin très familier. Nous restons assis en silence pendant très longtemps.

Chant
Légendes
Je suis la première Guide à ne jamais rêver. Du moins, c'est ce qui me semble être le cas. Dans les jours qui ont suivi la Chute, tous les Guides survivants étaient éparpillés aux quatre coins, voyageant avec des groupes de réfugiés à travers les landes en ruines qui recouvraient à présent l'essentiel de la Terre. En dehors de l'homme qui s'est chargé de mon apprentissage, je n'ai jamais rencontré un autre Guide de ma vie. Pour autant que je sache, je suis la dernière en vie. Avant la Chute, les Guides étaient choisis pour leur capacité à entendre le Voyageur à travers des rêves lucides et détaillés. Depuis la fin des rêves, il y a d'autres signes. Les Spectres qui nous suivent. Lorsque nous rêvons, nous voyons une étrange lumière blanche aveuglante. Nous sommes prompts aux céphalées. Mon mentor n'a pu m'apprendre à interpréter les rêves, alors il m'a instruit par le biais d'hypothèses. J'ai dû imaginer ce que pouvaient être les rêves. J'ai dû m'interroger sur la raison pour laquelle le Voyageur pourrait revenir vers nous et quand. À l'instar de tous les Guides, j'ai mémorisé les quatre principes : le Voyageur est bon. Le Voyageur est un être sensible. Le Voyageur nous sauvera. Le Voyageur nous quittera. Parfois, je crains que le Voyageur ne nous ait déjà quittés. Mon mentor est mort d'une maladie débilitante il y a deux ans, et j'ai tenté de prendre sa place. Mais alors qu'il vivait dans un souvenir du temps où le Voyageur était éveillé, je n'ai moi que ses souvenirs à lui. Des bribes indirectes et comprises de manière imparfaite. Je ne peux offrir de réponses. Je ne peux pas faire parler le Voyageur. Ou du moins, je ne le pouvais pas. Pendant des semaines, j'ai travaillé en secret sur un projet, rassemblant des morceaux de ferraille d'anciens objets cassés datant du temps d'avant. Je les ai soudés, bricolant un assemblage d'une technologie étrange et à demi comprise afin de correspondre à mes besoins. Il y a longtemps, bien avant la Chute, des astrophysiciens ont enregistré les sons des planètes de notre système solaire et les ont changés en musique. Ils ont traduit les ondes plasmatiques et les émissions radio en vrombissements, rugissements, sifflotements et sifflements musicaux étranges. Le Voyageur aussi produit des sons. Les Guides ont entendu cette musique pendant des années, sous la forme de rêves. Patiemment et tendrement, j'ai construit un masque. Un amplificateur. Personne n'est au courant à part moi. Je ne tiens pas à engendrer de désillusions, et ce même si mon espoir est immense alors que j'apporte les dernières retouches. Cela n'a rien d'aussi élégant que notre ancienne technologie. Le masque est éraflé, tordu et rouillé, comme tout ce qui nous appartient désormais. Mais si j'ai raison, si j'y arrive, cela fera des merveilles. Je ne peux pas supporter l'échec. J'ai déjà échoué avec tout le reste jusqu'à présent. Lorsque j'ai terminé, je porte le masque. Certaines pièces non poncées me coupent le visage, mais je rêve pour la première fois de ma vie. || J'ai hurlé pendant si longtemps sans être entendu que ma voix est rauque. ||

Construction
Légendes
Vous êtes la dernière étoile. Dans vos rêves, vous vous voyez suspendu dans une Lumière éclatante mais vacillante, observant un monde à demi détruit. Vous contemplez des milliers de morceaux de vous-même dans ce monde, chancelant tels des nouveau-nés, errant dans des ruines labyrinthiques qu'ils ne comprennent pas. Pendant un instant, vous sentez en vous tout ce qu'ils ressentent. L'euphorie du succès, la douleur de l'échec, le souffle de la mort, la surprise de la renaissance. Vous ressentez tout cela à la fois. --- Je suis le dernier Guide. Je suis l'enfant de deux exils volontaires, et je vis dans une colonie à l'ombre d'une montagne surplombante. Nous sommes environ 300, et nous vivons ici depuis pratiquement sept ans. Lorsque nous sommes arrivés, nous étions sous le commandement d'un Seigneur de Guerre nommé Cathal. Le prix de sa protection était élevé : un tiers de nos provisions et l'enrôlement de pratiquement la moitié d'entre nous à sa cause. Sa protection était de plus limitée. Les Seigneurs de Guerre se servaient de notre vallée comme d'un champ de bataille, s'y écrasant tels des géants incapables de voir les vies qu'ils brisaient. Mais ils le pouvaient. Ils nous voyaient. Simplement, ils s'en moquaient. Les Seigneurs de Fer ont chassé Cathal il y a environ un an, et nous vivons depuis dans une relative indépendance, vaguement surveillés par nos sauveurs de la Relève. Nous avons voté pour cela. Les Seigneurs de Fer nous ont sauvés, mais ils ne seraient pas différents des Seigneurs de Guerre s'ils voulaient également nous diriger. Désormais, nous négocions avec l'une d'entre eux, une femme nommée Dame Éfridite. « Vous êtes libres de décider ce qui vous convient, explique-t-elle, mais si vous dites oui, vous aurez une escorte armée. » Trois autres personnes sont assises avec moi : notre maire élue, notre médecin le plus expérimenté et le plus ancien des résidents. Nous sommes ceux que la colonie a choisis pour la représenter. À mes côtés, un Spectre argenté tourne dans sa coque, flottant au-dessus de mon épaule et observant Éfridite. Il me suit depuis plus d'un an maintenant et n'a toujours pas trouvé son élu. Il me tient bonne compagnie. || J'ai tant donné de ma personne déjà, mais je me donne encore. Je deviens un phare. J'appelle mes enfants à moi. || « Une population rassemblée comme celle-ci, dans un même endroit… » entame notre maire. Elle semble lasse. Elle occupe cette fonction depuis pratiquement soixante ans. « Cela attirerait les Seigneurs de Guerre comme des mouches. » « Ne vous inquiétez pas pour les Seigneurs de Guerre » réplique Éfridite avec l'assurance de quelqu'un qui ne comprend qu'à moitié nos préoccupations. « Leurs jours sont comptés. Leur façon de vivre est incompatible avec le Décret de Fer, alors… » Elle hausse les épaules. Nous ne pouvons partager sa nonchalance, mais je crois que je lui fais confiance. Je fais confiance aux Seigneurs de Fer. Ils ne nous ont pas donné de raison de douter d'eux. Je l'interroge. « Comment la ville serait-elle gouvernée ? » Éfridite hausse à nouveau les épaules. « Il me semble que c'est le genre de choses pour laquelle vous devriez voter. » Elle pianote sur la table, légèrement impatiente. « Nous bâtirons l'endroit et y assemblerons les gens. Nous pouvons défendre les murs, mais nous n'allons pas dicter ce qui se passe à l'intérieur. C'est une entreprise commune. Une collaboration. » Mes compagnons échangent des regards, soupesant le pour et le contre. Éfridite nous observe. Comme la plupart des membres de la Relève, elle tente d'avoir l'air impassible. Mais si vous l'écoutez attentivement, elle essaie de nous convaincre. Elle tient à cette idée. « Écoutez, dit-elle, les membres de la Relève et les autres humains ont vécu séparément bien trop longtemps. Nous sommes tous du même peuple. C'est tout ce que les Seigneurs de Fer essaient de dire. Nous devrions vivre ensemble. » Elle fait une pause. « Nous avons des choses à nous apprendre. » Deux semaines plus tard, après avoir emballé tout ce que nous pouvions porter, nous quittions l'endroit pour aller bâtir la dernière Cité sur Terre. || Je souhaite que quelque chose croisse dans mon ombre. ||

Croissance
Légendes
Vous attendez que quelque chose se passe. Vous êtes suspendu, très léger, mais votre cœur est si lourd. Vous avez la voix d'un enfant : silencieuse, facilement perdue dans la foule. Vous tentez de hurler pour que l'on vous entende, mais il n'y a qu'une petite étoile parmi un océan de plusieurs milliers qui puisse y parvenir. Elle ne comprend qu'une fraction de vos paroles, mais elle essaie, et cela doit suffire. La vie continue sans votre contrôle, elle l'a toujours fait. C'est la malédiction de vos créations. Les choses que vous construisez ne sont pas à vous. Puis, une autre étoile apparaît. --- Je suis le dernier Guide et je suis assis à la table de l'Avant-garde tandis que la Cité autour de nous se déchire pour rien. « Nous avons bâti cette Cité pour apporter une certaine unité », explique Tallulah. Elle a posé les mains sur la table et se penche en avant, comme si elle voulait sauter par-dessus. « Nous nous déchirons de l'intérieur. » Le silence se fait dans la pièce. J'essaie de réfléchir. « Qu'en pense le Voyageur ? » demande Saint-14 tout doucement. Tout le monde me regarde. J'inspire par le nez et expire lentement. « Des factions ? Ou des gens qui s'entretuent dans la rue ? Ce n'est pas ce que le Voyageur voulait. Cela, je peux vous l'assurer. » « C'est pourtant le résultat direct de notre création » indique Osiris, s'avachissant dans son siège. Son visage reste de marbre, comme d'habitude. « La violence. Le Voyageur sait-il vraiment ce qu'il veut ? » Je tente d'occulter ma frustration, et je suis heureux que mon visage soit caché par mon masque. La vérité, c'est que je ne peux pas dire avec certitude ce que veut le Voyageur, ou s'il sait ce qu'il veut. Le Voyageur ne me parle pas avec des mots, mais à travers des rêves. Le langage des rêves est exigu. Les messages qui m'arrivent du Voyageur se désintègrent avant de m'atteindre et se reforment en quelque chose d'autre. Je suis un interprète. Mais l'incertitude a déjà provoqué notre mort, et elle le fera à nouveau si nous n'y prenons pas garde. Alors je réponds : « Le Voyageur a toujours voulu protéger l'humanité, par ses propres moyens, ou à travers les Gardiens. Nous devons faire selon cette volonté. » « Avec tout le respect que je vous dois à tous les deux, commence Tallulah en nous observant Osiris et moi, il ne s'agit pas du Voyageur ici. Nous parlons de ce qui arrive au peuple quand personne n'est là pour le diriger. » Elle tape du pied. Elle est nerveuse. Cela ne lui ressemble pas. « Si cela continue, nous aurons un nouvel Âge noir sur les bras. C'est comme les Seigneurs de Guerre, mais dans un espace plus petit. » « Avoir des représentants aiderait, lâche Saint-14. Quelque chose qui permettrait à tous les camps d'être entendus. » « Tous les camps ont une voix, mais elles ne devraient pas toutes avoir le même poids, dis-je en secouant la tête. Certaines de ces idées sont dangereuses. Nous devrions déterminer quelles factions peuvent continuer à exister, et leur donner un canal officiel par lequel faire parvenir leurs griefs et indiquer leurs besoins. » « Quelles idées sont dangereuses, Guide ?, demande Osiris en me regardant fixement. Et qui le décide ? » « Ce n'est pas un combat, intervient Saint-14. Nous en avons déjà suffisamment qui nous attendent. » « Nous écouterons chacune des factions », dis-je en ignorant Osiris. Une décision vaut mieux que pas de décision du tout. « Donnez-leur l'opportunité de défendre leur cause, à l'exception de ceux qui ont eu recours à la violence pure et simple. » « Eh bien, nous devons nous débarrasser d'Échelon sud dans ce cas-là, liste Tallulah en comptant sur ses doigts. Et de ces imbéciles d'Étoile binaire aussi. Ternaire ? Binaire ? Peu importe. Il y a bien des accusations portées à l'encontre de ce nouveau groupe également. La Monarchie quelque chose. » « Si quelqu'un peut prouver les rumeurs, les dirigeants seront exilés, dis-je en levant la main. Les factions restantes pourront plaider pour leur cause. Nous créerons un conseil avec ceux ayant un point de vue intéressant à apporter pour la gestion de la Cité. » « Cela établit un dangereux précédent, Guide » déclare Osiris. Je sais déjà que nous allons devoir en reparler. « J'espère que vous êtes prêt à faire face à ce qui s'annonce. » Nous votons. Seul Osiris s'oppose. Après une enquête sur les violences, nous formons le Consensus.

Recherche
Légendes
Ailleurs, quelque part, une autre petite étoile appelle. Vous essayez de répondre, mais elle ne peut pas vous entendre. Pas sans aide. Vous voulez l'aider, mais vous êtes paralysé. Vos membres sont écrasés et votre cœur bat très lentement. Vous n'avez jamais ressenti la faiblesse de façon si intime. Vous ne pouvez qu'attendre. --- Je suis le dernier Guide, mais j'ai cherché le suivant. Je me tiens sur le balcon de mon petit appartement avec Dame Éfridite qui souhaite partir de la dernière Cité sur Terre. « Je suppose que je ne peux pas vous convaincre de rester. » Éfridite se tient les bras croisés, observant la Cité. « Non » m'assure-t-elle. « Et vous n'avez bien évidemment pas besoin de me demander la permission. » Elle rit, un peu. « Non. » Elle se penche sur la balustrade, observant ce qui se passe au-dessous. Les Gardiens n'ont pas le vertige. Elle se balancerait probablement dans le vide, accrochée au balcon par les chevilles, si l'envie lui en prenait. « Mais je pensais à ce que vous aviez dit. » Elle se retourne vers moi, mais le masque inexpressif m'est à nouveau utile et occulte mes sentiments. « À propos de la recherche du prochain Guide. » Ah. Cela fait des décennies que j'attends que quelqu'un vienne me trouver pour me dire que son enfant fait des rêves étranges et aveuglants, et qu'il souffre de céphalées. Des décennies que j'attends de voir un Gardien parcourir la Tour, flanqué de deux Spectres non appariés. J'ai fait passer des entretiens à des centaines de gens par le biais de communicateurs longue distance. J'ai consulté le Voyageur. J'ai marché tous les jours parmi la foule des civils et des Gardiens à l'entrée de la Cité. Et pourtant, je n'ai trouvé personne à qui remettre mon masque. Avant que Saint-14 ne parte pour Mercure, j'ai pensé qu'il pourrait prendre ma place. Que je serais en mesure de lui apprendre. Ce n'est pas ainsi que se font habituellement les choses, mais il est si aimant. Il a le caractère idéal. Parfois, je pense que cela lui conviendrait mieux à lui qu'à moi. Mais il n'est pas revenu. Je me racle la gorge. « Oui, eh bien, je ne l'ai pas encore trouvé. Mais je sais qu'il ou elle est quelque part. » « Eh bien, commence Éfridite, puisque je vais là dehors, je peux peut-être chercher. » C'est une offre tentante, mais j'attends toujours qu'il revienne de toute façon. « C'est pour cette raison que vous quittez la Cité ? » Voilà ce que je demande au lieu d'approuver sa proposition. « C'est vous qui m'avez convaincu de venir ici. » « Et je suis heureuse de l'avoir fait, réplique-t-elle en levant le menton. Mais non, ce n'est pas la raison. Il y a quelque chose dans cette vie qui… ne me convient pas. Il me semble qu'un Gardien devrait avoir d'autres manières de faire sa place dans ce monde qu'une arme à la main. » « Ce n'est pas ainsi que je vous vois. » Elle s'arrête, puis se penche sur la balustrade. « Bien sûr, mais c'est un réflexe musculaire dans tous les cas. Des centaines d'années passées à viser et à tirer, Guide… Elle secoue la tête. Je ne sais pas ce qu'il en est encore, mais je dois trouver une autre voie. » Cette conversation me semble si familière. J'étais si jeune la dernière fois que nous l'avons eue. « Je comprends, dis-je d'une voix plus douce. C'est une noble cause. » Elle hausse les épaules. « Je reviendrai peut-être avec un bébé Guide. » Elle ne le dit pas, mais la suite, « si toutefois je reviens un jour », reste suspendue dans les airs. « Votre aide sera la bienvenue, finis-je par ajouter. Je ne peux pas porter ce masque pour toujours. »

Souffrance
Légendes
Quelque chose de terrible va se produire. Dans ce rêve, une main horrible et brutale s'étire vers vous. Mais ce n'est pas le vieil ennemi que vous connaissez, c'est quelque chose de nouveau. Quelque chose qui espère vous utiliser plus que vous détruire, mais qui se contentera de n'importe laquelle des deux issues. La cage est pire que la paralysie du silence. Elle est pire que les tentacules préhensiles des ténèbres. Elle est trop tangible. Trop inhabituelle. Ce n'est pas pour ça que vous êtes venu ici. Ce n'est pas ce que vous méritez. La peur elle-même est suffisante pour vous donner envie de partir. --- Je suis le dernier Guide, et je rêve que le Voyageur nous quittera. Cela ne devrait pas être une surprise. Cette vérité a été transmise de Guide en Guide pendant des générations. Le Voyageur est bon, le Voyageur est un être sensible, le Voyageur nous sauvera et le Voyageur nous quittera. Pendant de très nombreuses années, j'ai cru que la prophétie du départ du Voyageur avait été mal interprétée, et accomplie à la place par son silence après la Chute. J'ai arrêté de prêcher ce dernier principe. Il ne servait qu'à effrayer les gens. Mes rêves, qui ont toujours été occasionnels et fugaces, se font plus fréquents. Ils sont plus troublants que jamais, plus perturbateurs. Je ne rêvais que rarement en étant éveillé, mais maintenant, cela m'arrive tout le temps. || Je suis à nouveau silencieux. Je ne suis plus là. Je laisse derrière moi un néant béant. || Mes rêves annoncent un avenir terrible : un futur sans la Lumière du Voyageur. Je les vois tous tomber, Gardiens et sans Lumière, renversés en l'absence du Voyageur. Je ne comprends pas pourquoi cela se produit, et je ne sais pas quand. Mais je sais que cela arrivera. Les détails n'importent pratiquement pas. J'ai passé ma vie entière à accueillir les gens dans la Lumière du Voyageur. J'ai fait des promesses et garanti des choses sur la base de la foi. J'ai anéanti les doutes au fond de moi-même, je m'en suis rendu malade, car les doutes ne sont pas faits pour être exprimés. || Je ne reconnais pas mon monde. Je veux fuir. || Au final, c'est une décision aisée. Je n'en parle à personne tant que je ne peux pas comprendre ce qui arrive. Partager cette information serait dangereux. Cela créerait la panique. Un exode hors de la Cité. Peut-être même du système solaire si l'Astre Mort a son mot à dire. Nous connaîtrons la peur, la colère et la violence, basées sur un rêve que je ne peux expliquer ni vérifier sans preuve. Si je peux le comprendre, si j'arrive à lui trouver un sens, alors je pourrai l'arranger. Sans aucun doute. Alors je fais comme si de rien n'était. Je participe aux réunions du Consensus. Je discute des renseignements des Clandestins avec Ikora. Je reçois les rapports et les nouvelles des éclaireurs en dehors de la Cité et je m'entretiens avec Zavala. Les gens viennent me poser leurs questions, comme toujours. Ils me demandent comment surmonter la perte, le changement et la peur ; toutes ces réalités quotidiennes de la vie. Ils me demandent comment surmonter le doute. Je mens comme un arracheur de dents et je leur dis de faire confiance au Voyageur. || Vide. Vide. Vide. || Les rêves continuent. Les céphalées empirent. Mais je pense sincèrement que cette connaissance détruirait notre mode de vie, et je l'empêche tant de se répandre qu'elle m'empoisonne. Tout cela n'a servi à rien. Je suis dans mon appartement lorsque j'entends la première explosion qui fait trembler le sol et que je sors pour observer ce qui s'est passé. Je vois la flotte de la Légion rouge qui obscurcit nos cieux et je comprends que j'ai commis une terrible erreur.